La valeur n’attend pas le nombre des années

Il existe beaucoup d’articles au sujet de l’Aïkido, et le nombre de blogs ou de lieux où se renseigner ne cesse d’augmenter. Toutefois, on retrouve sensiblement les mêmes sujets centraux abordés de façons différentes, alors que certaines questions – pourtant partagées par un grand nombre de pratiquants – demeurent dans l’ombre. En particulier, la question de la légitimité à enseigner.

La situation est, à mon sens, la suivante : quand on débute dans l’enseignement, la crédibilité de ce que l’on propose est un des premiers points qui nous rend vulnérables. Le manque d’expérience, qui est à construire au fil des années, implique une posture entre-deux : entre un état de maîtrise et un état de doute, de recherche de soi et d’amélioration. Pourtant, les débuts de l’Aïkido sont marqués par le dynamisme de jeunes enseignants prometteurs (pour n’en citer qu’un, rappelons que Maître Tamura a commencé à enseigner très jeune). Situation actuellement difficile à envisager, alors que le nombre d’enseignants chevronnés empêche fréquemment certains jeunes pratiquants plein d’allant de prendre leur essor – et parfois à juste titre. Il s’agit donc de prendre au sérieux cette question afin d’éviter de tomber dans les poncifs sont lesquels “il faut dix ans” (et encore, et encore…) pour pouvoir être digne de transmettre son art, ses connaissances, ou tout simplement sa passion.

 

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Photo de Rudy Lamy

Une situation paradoxale

Ce n’est peut-être pas un problème vécu ou traversé par chacun. Mais un grand nombre d’enseignants d’Aïkido – de jeunes enseignants principalement – se trouve dans une situation paradoxale. C’est-à-dire une double contrainte. On exige bien sûr que les enseignants soient des experts dans leur domaine : ils doivent connaître sur le bout de doigts leur art pour pouvoir répondre efficacement aux questions des élèves. Mais ils doivent aussi maintenir une posture de modestie ; c’est-à-dire rester eux-mêmes des élèves de façon à continuer à progresser : ne pas être piégé dans l’illusion d’avoir déjà tout acquis, tout maîtrisé.

En ce qui me concerne, je pratique les arts martiaux depuis l’âge de six ans et suis enseignant d’Aïkido depuis plusieurs années ; mais lors d’un stage organisé par Daniel Bizinella il y a cinq ans, j’ai eu la chance de rencontrer Léo Tamaki (dont je connaissais le blog). J’y ai découvert une pratique nouvelle qui m’a complètement séduit et à la fois qui me dépassait : j’avais l’impression d’être perdu en dépit des années passées à m’exercer, comme si elles n’avaient servi à rien. J’ai eu la sensation d’arriver à un carrefour radical : j’ai finalement arrêté les autres écoles que je pratiquais (Karaté, Iaido, Kendo) pour me consacrer à ce nouvel enseignement, dans lequel je me suis plongé comme un débutant.

La question de la légitimité de ma posture d’enseignant qui venait d’embrasser fraîchement l’Aïkido Kishinkai s’est donc posée et se pose toujours de façon brûlante – d’autant que je n’ai pas la chance d’aller aux cours hebdomadaires de Tamaki sensei (comme le peuvent ses élèves proches), seulement aux stages qui se donnent aux alentours de ma région et à l’étranger quand j’en ai l’occasion. Et par choix personnel, je considère qu’un enseignant ne doit transmettre qu’une matière avec laquelle il se trouve en accord intérieurement.

Or, cette légitimité intérieure d’être enseigner, qui est à négocier, définit finalement un nombre non négligeable de pratiquants qui disposent d’une pratique conséquente derrière eux et qui ont embrassé de la même façon l’école de Léo Tamaki : selon moi, une communauté solidaire de « passionnés en doute ». Je pense en particulier à Matthieu Dubois qui est en jeune enseignant de Kishinkai et Stéphane Crommelynck qui a fait évoluer considérablement sa propre pratique en dépit des années passées à polir une autre façon de faire.
Technique martiale artistique à liège

 

Quelles qualités pour enseigner ?

La question ici n’est pas de me justifier en exposant les doutes, les questions, qui me traversent, comme d’autres jeunes enseignants du Kishinkai ou d’autres écoles d’Aïkido. Le désir et le plaisir de transmettre, mais la présence des élèves qui choisissent de rester, de partager un bout de chemin, valent toutes les raisons d’être un enseignant pour moi. L’intérêt de cette réflexion personnelle est qu’elle me semble ouvrir sur des réflexions pédagogiques plus profondes.

Pour le dire autrement, si on est un jeune enseignant encore en train de perfectionner la maîtrise des techniques de base comme l’ensemble des élèves, quelle est la valeur de ce que je, nous pouvons transmettre ? Car on ne transmet que ce que l’on est : le meilleur (nos points forts) comme le pire (nos points faibles), qu’ils soient d’ordre technique ou autres.

Plutôt que de dissimuler ce problème, l’accepter permet de concevoir peut-être différemment ce qui se joue dans l’enseignement de l’Aïkido – tel que je l’envisage. La valeur d’un enseignant ne peut pas être absolue (c’est-à-dire liée à ses grades, à sa maîtrise technique sensée être irréprochable) mais relative. Bien sûr, elle dépend de facteurs concrets : l’investissement en temps dans la pratique, la volonté à se dépasser, la capacité à affronter ses difficultés encore et encore. Mais il est illusoire de penser qu’atteindre un niveau particulier signifie résoudre le problème. Car il se déplace avec notre niveau : Léo Tamaki est mon sensei, mais il est également un élève de maîtres exceptionnels (Kuroda sensei, Hino sensei, Kono sensei). Si sa maîtrise est largement au-dessus de la mienne, sa posture n’est en réalité pas si éloignée de tous les enseignants qui ne cessent de toucher leurs limites.

En fait, si la valeur d’un professeur est relative, on peut dire qu’elle est prise alors dans les relations. D’une part, en tant qu’élève de Tamaki sensei, son soutien et ses encouragements qui m’ont poussé à transmettre son école, alors que je suis toujours en train de consolider mes acquis, attestent de mes compétences à enseigner. Il est le garant au sein de l’école de la qualité de mon investissement qui me permet d’enseigner en dépit de mes défauts. Sa confiance est un honneur pour moi, et cette confiance m’est transmise pour surmonter les obstacles ou les doutes que je rencontre. Cela se traduit par une relation de sincérité et de franchise je pense : mes défauts ne sont jamais esquivés et avec le temps, son exigence ne cesse d’augmenter et de me pousser à aller plus loin encore et encore.

D’autre part, en tant que professeur, mes élèves sont là pour témoigner de ma « valeur ». On est pour une part choisi par ses élèves ; c’est eux qui nous confèrent notre qualité de « sensei » (au sens étymologique de celui qui est « né avant »). En particulier, le passage de ceinture d’Adrien, mon plus ancien élève, pour le grade de Shodan a été un moment fort qui m’a rendu fier de son parcours. J’ai bien sûr été satisfait de ses qualités de pratiquants : sa souplesse qu’il a su maintenir tout au long de l’exercice, son intelligence à savoir s’économiser en dépit de la pression des uke, ainsi qu’à rester maître de lui. Mais cela a été aussi l’occasion de voir l’accomplissement d’une trajectoire, d’une relation d’appréciation mutuelle. Son investissement dans la pratique, qui en fait maintenant un assistant en qui j’ai pleine confiance, est une marque d’estime qui continue de me dynamiser et d’espérer le meilleur pour chaque élève qui suit mes cours. Pour finir sur cette idée, je me permets de citer un mail personnel de Nicolas Thommes, pratiquant assidu de Ving-Tsun qui suit les stages de Léo Tamaki en Belgique autant que possible et qui fait partie de l’école de Kuroda sensei, parce qu’il m’a fait partagé avec amitié et simplicité son ressenti à la suite d’un de mes cours, et a mis en lumière des choses dont je n’ai même pas conscience dans mes efforts pour essayer de m’approcher de la qualité des gestes de sensei :

Tu m’as ouvert une nouvelle perspective sur le travail proposé par Léo et permis de comprendre certaines choses qui vont modifier ma façon de pratiquer ! La direction du travail est la même que celle de Léo, mais tu parviens à y apporter quelque chose de personnel et c’est très enrichissant à suivre.

 

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Enjeux possibles de la transmission

Cette idée de la relation entre professeur et élève comme critère de valeur n’est pas une façon d’esquiver le problème : on est digne d’enseigner parce qu’on nous admire. Au contraire ! Il faut peut-être aller plus loin et penser que c’est justement nos limites, nos faiblesses, si on est prêt à les accepter et à les assumer, qui fait la valeur profonde de cette transmission. Parce qu’alors, ce qu’on transmet est bien plus qu’un contenu technique, ce sont des valeurs : c’est notre façon de vivre l’Aïkido, avec et malgré ces contradictions.

Pour le dire autrement, la valeur de mon enseignement n’attend pas uniquement le nombre des années pour être valable parce que je ne fais pas de la transmission de l’Aïkido une pratique seulement virtuose, irréprochable, mais le moyen d’affronter mes limites, d’avoir l’opportunité de travailler à partir de ce qui me rend vulnérable (je vous renvoie à ce sujet à l’article de Léo Tamaki concernant la « zone de confort » dans la pratique martiale). Enseigner à partir de mes limites est une façon de travailler à partir de mes limites – techniquement bien sûr, mais aussi spirituellement. Car de cette façon, on ne transmet pas une pratique repliée sur elle-même et qui se complaît dans sa maîtrise, mais on transmet une pratique qui a vocation à initier à une modestie essentielle. Je transmets certes des enseignements techniques incomplets, mais aussi, j’ose le croire, la force d’affronter ses faiblesses, ses questionnements à mes élèves. Parce que c’est peut-être une façon de vivre une forme d’accomplissement intérieur.

Ce ne sont que des pistes de réflexion à partir de mon expérience personnelle. Je ne prétends nullement transmettre de vérité ou révéler la dimension spirituelle de la pratique de Tamaki sensei. Toutefois, je vois une continuité entre cette vision et la spécificité de l’enseignement kishinkai. Celui-ci fait prendre conscience du contexte martial réaliste des techniques qui implique de rester complètement modeste : pratiquer en gardant à l’esprit que les techniques sont une question de vie ou de mort nous enseigne, à un certain niveau, à rester humble, profondément. Mais aussi, cette façon de concevoir la pratique permet de transformer efficacement pour les pratiquants l’expérience de la vulnérabilité (suis-je assez bon pour pratiquer ?) en force : accepter les doutes, sans pouvoir toujours y répondre, parce que ce qui compte est d’en faire des moteurs de vie.

 

Arnaud Lejeune (Club d’Aïkido Kishinkai de Liège)

en collaboration avec Matthieu Dubois (Shodan Kishinkai)