Interview de Luc Pitance « il ne faut pas avoir peur de marcher sur la queue du tigre – il ne mord pas ! »

Voici une interview de Luc Pitance que j’ai réalisée pour le dragon magazine hors série spécial aïkido n°13.

 

INTERVIEW LUC PITANCE « il ne faut pas avoir peur de marcher sur la queue du tigre – il ne mord pas ! »

Quand as-tu commencé à pratiquer l’Aïkido et quel est ton parcours ?   Qui a été ton premier enseignant ?

 Après avoir débuté par le Judo, comme la plupart des gens à cette époque, j’ai commencé l’Aïkido en 1977 à Chênée-Thiers (Liège), avec Dominique RYCKERS. Après une parenthèse martiale due à mon service militaire, j’ai repris l’Aïkido avec Marcel FISSET, qui était également mon professeur de Kendo. J’ai pratiqué à son dôjô de Liège conjointement le Kendo, l’Iaïdo et l’Aïkido, pendant une durée de quinze ans. Parallèlement, j’ai pratiqué le Ju-jutsu pendant 8 ans, au dôjô de Richard GILLET. En même temps, je découvrais le Tenshin Shôden Katori Shintô Ryû. Ensuite, j’ai étudié au dôjô de Dany LECLERRE à Herstal, avant de découvrir l’enseignement de SAITO sensei grâce à mon professeur Philippe VOARINO, en 1997. Au début, je venais pour étudier l’Aïkiken et l’Aïkijo, mais peu à peu, j’ai constaté que les explications concernant les techniques à mains nues étaient également extrêmement claires et précises, en comparaison avec les enseignements que j’ai reçus de la part de mes autres professeurs. J’ai donc plongé à pieds joints dans le Takemusu Aïkido ! Ensuite, Philippe VOARINO m’a parrainé auprès de SAITO sensei, et grâce à son intervention, j’ai eu la formidable opportunité d’être admis au dôjô d’Iwama en tant uchi-deshi, en été 1999 et 2001.

Quel a été ton ressenti lors de ton séjour chez Saito sensei ?                          

Tout d’abord, j’ai perçu la grande rigueur de son enseignement ainsi que sa légendaire sévérité. SAITO sensei était dépositaire d’un héritage et prenait son rôle avec tout le sérieux requis. Lui et son fils, Hitohiro, enseignaient avec passion et austérité. Cependant, les uchi-deshi non-japonais bénéficiaient d’un régime (très) légèrement moins rigoureux que les autochtones ! La vie d’uchi-deshi était difficile – tout est tellement différent au Japon ! – mais la vie au sein de cette communauté qui brassait des élèves de nationalités différentes était, du point de vue humain, extrêmement riche ! Les gens présents avaient l’occasion d’étudier leur art en profondeur, de s’y consacrer à 100%. J’avais sciemment choisi l’été pour mon séjour, en sachant que la chaleur était très élevée… Peu d’uchi-deshi se déplaçaient à cette saison, nous n’étions qu’environ 12/16 personnes sur le tatami. L’enseignement n’en était que plus personnalisé… et les progrès sont rapides quand la pratique s’étend sur plusieurs semaines.

Qu’est-ce qui t’a le plus impressionné chez lui ?

Sa profonde gentillesse, sa connaissance incroyable de l’Aïkido ! Il a passé plus de vingt ans de sa vie aux côtés d’O-sensei à Iwama. Il s’est dévoué corps et âme à la mission de « transmetteur » que lui avait confiée ce dernier. Son niveau technique était vraiment extraordinaire. J’ai vu à plusieurs reprises des uke qui, après un nage-waza appliqué par SAITO sensei, se relevaient, complètement hagards, en se demandant où ils étaient !!! Plus que tout, SAITO sensei nous a laissé une méthode d’apprentissage extrêmement précieuse, une clé incomparable pour accéder à l’Aïkido d’O-sensei.

Comment définirais-tu l’Aïkido ?

Définir l’Aïkido, c’est comme tenter de saisir de l’eau avec le poing… Chacun aura ses propres mots, son propre ressenti. Pour moi, l’Aïkido est un système morbicide, où le vivant prime sur le reste. L’Aïkido peut sauver les hommes. L’Aïkido peut illuminer une vie. Les techniques constituent une porte qui ouvre sur le primordial, un passage obligé pour accéder à la partie immergée de notre art. La découverte est différente pour chacun… Mais la pratique est le passage obligé, les livres ne suffiront pas. La digestion est lente…

Il existe aujourd’hui beaucoup de courants différents en Aïkido. Qu’en penses-tu ?

L’Aïkido est une grande famille, comme dit l’adage ! J’ai un un père (Philippe VOARINO), un frère jumeau (Marc DEROITTE), des frères ainés et plus jeunes (mes élèves), des oncles et tantes, et des cousins éloignés, voire très éloignés !!! Je n’éprouve aucun a priori négatif envers les autres styles d’Aïkido. Dans le groupe Bushin que j’ai fondé avec mes amis, nous enseignons le Katori Shintô Ryû et l’Aïkido – le Takemusu Aïkido d’O-sensei et l’Aïkido Yoshinkan. Nous entretenons d’excellents rapports avec d’autres courants. Chaque style possède sa propre sensibilité, son propre lot de « vérités », et contient une part équilibrée de bon et de mauvais, à l’image du In-Yo. Je suis profondément convaincu que la personnalité de l’enseignant a une influence primordiale sur ce qu’il transmet.

As-tu changé quelque chose par rapport à l’enseignement de Saito sensei dans ton enseignement ou ta technique ?

Les bases telles qu’enseignées par SAITO sensei constituent une méthode infaillible pour appréhender l’Aïkido du Fondateur. Cependant, le travail en KOTAI ne représente qu’une prémice de l’Aïkido, et nombreux sont les malheureux qui restent englués dans ce système…  SAITO sensei répétait que sa méthode est une « gymnastique », un « échauffement » à l’Aïkido d’O-sensei. Le vrai Aïkido se situe au-delà. Mon professeur, Philippe VOARINO, a entrepris une relecture en profondeur de l’enseignement de SAITO sensei ; il se situe dans un processus de recherche permanente. Le résultat de ses recherches se distille lentement, mais les découvertes qui en découlent nous sont extrêmement précieuses !

Comment as tu commencé à enseigner ?

Je doutais de mes capacités à enseigner – comme bien d’autres professeurs, je pense ! J’ai interrogé le Y-King et la réponse à ma question a été la suivante : « il ne faut pas avoir peur de marcher sur la queue du tigre – il ne mord pas ! ». Alors, je me suis lancé, avec l’aide de mon ami Thierry BODY. C’était en 1994. J’ai osé commencer à enseigner, alors que je connaissais tellement peu l’Aïkido !!!

Penses-tu que l’entraînement aux armes soit indispensable ?

L’Aïkido du Fondateur est comme un triangle. Chaque angle représente respectivement : le tai-jutsu (techniques à mains nues), l’Aïkiken (sabre) et l’Aïkijo (bâton). Enlever un de ces éléments reviendrait à détruire ce triangle ! Les trois disciplines interagissent. Les enseignements contenus dans chacune sont valables pour les trois. Les déplacements que nous étudions dans happo-giri (sabre) et happo-tsuki (bâton), par exemple, sont les mêmes que ceux que nous utilisons dans le tai-jutsu. Le RI-AI représente la logique qui relie intimement le tai-jutsu, l’Aïkiken et l’Aïkijo. Le tout est cohérent. Par contre, ce ne serait pas le cas si nous ajoutions à nos techniques à mains nues, l’étude d’une école externe (de sabre ou bâton), à celle enseignée par O-sensei à Iwama.

Penses-tu que les explications lors de l’entraînement sont importantes ou les démonstrations peuvent-elles représenter la majeure partie de l’enseignement ?

De nombreux professeurs copient aveuglément la méthode japonaise, qui consiste à enseigner sans fournir d’explications. Le piège de la tradition, c’est quelquefois de reproduire intégralement l’enseignement de nos professeurs, dans une forme de fidélité zélée. Les élèves japonais sont très disciplinés : ils éprouvent une confiance absolue envers leur sensei… Ils acceptent sans rechigner les règles érigées par ceux-ci, qui démontrent sans expliquer, quelquefois pendant des années…  « Voler la technique »… cette méthode n’est pas pour nous, Européens…Une trop longue démonstration de la part d’un sensei peut révéler l’ampleur de son ego… mais de trop longues explications peuvent lasser les étudiants, également ! L’enseignement idéal devrait doser harmonieusement les deux ! Nous devons évoluer le plus rapidement possible et des explications claires et concises permettent de gagner un temps précieux !

Penses tu qu’il est important de suivre des stages ou de pratiquer avec des maîtres différents ?

Oui, tout à fait ! Les stages sont primordiaux pour l’évolution du pratiquant. Rencontrer d’autres adeptes, d’autres sensei… c’est extrêmement riche, et reflète un état d’esprit ouvert et dynamique. Cependant, bénéficier de l’enseignement de différents professeurs convient mieux à des personnes qui ont déjà acquis une certaine maturité martiale, et sont capable de poser des choix pertinents quant aux stages auxquels ils participent… faute de quoi, il pourrait être déstabilisé par des enseignements qui pourraient s’avérer contradictoires.

 La pratique en solitaire est-elle importante ?

Oui. Lors de mes séances en solitaire au sabre ou au bâton, j’ai découvert des éléments intéressants concernant leur maniement… tout en craignant d’enraciner des erreurs, aussi… On peut pratiquer seul, mais recevoir un feed-back régulier de notre professeur est alors indispensable afin d’éviter l’ancrage de certaines erreurs !

Est-il important de connaître la culture japonaise, comprendre, par exemple les racines shinto de la discipline ?

Tout dépend du degré d’implication du pratiquant, ainsi que de ses objectifs. La plupart du temps, lorsqu’on débute l’Aïkido, on ne sait pas dans quoi on met les pieds ! Si vous désirez vous rendre au Japon pour étudier un art martial, il est préférable de connaître auparavant la panoplie de « choses à faire et à ne pas faire », et des notions élémentaires de la langue vous seront d’un grand secours ! La connaissance du shinto peut permettre d’enraciner l’implication d’un élève, et mieux comprendre la densité des arts que nous étudions. Je pense que l’Aïkido est davantage relié au chamanisme, parce que sa portée est universelle. Quant au Katori Shinto Ryu, par exemple son nom est suffisamment clair !

L’étiquette est elle importante pour toi ?

Le rôle de l’étiquette est primordial. Le reigisaho marque clairement la différence entre sport et art martial.

Quels sont les notions que tu estimes essentielles dans la pratique ?

Humainement : la sincérité, le courage, la persévérance, l’esprit d’ouverture… Martialement : Shisei, l’attitude juste, ma-ai, l’espace-temps, et le kokyu (souffle), kamae, la garde. La courtoisie (Rei) et le respect du/de la partenaire, priment sur le reste.

Que penses-tu des diverses fédérations ?

Leur présence et leur diversité assurent un choix suffisamment large pour satisfaire toutes les différentes sensibilités…Cependant, je privilégierai toujours une organisation de type koryu (les anciennes écoles traditionnelles d’arts martiaux) – un enseignement personnalisé, des relations d’entraide très fortes entre les élèves/professeurs, un « espritde corps », en opposition aux « grand messes », que représentent les stages fréquentés par des centaines de participants. J’ai expérimenté ce premier type d’enseignement à Iwama avec SAITO sensei, et je m’efforce de le reproduire au mieux !

Un mot pour terminer ?

« il ne faut pas avoir peur de marcher sur la queue du tigre – il ne mord pas ! ».